Les Israélites, conduits par Moïse et poursuivis par Pharaon, sortirent d'Egypte et passèrent la mer Rouge ; ils emportaient avec eux les os de Joseph, selon que Joseph le leur avait fait promettre sous serment, en leur disant : « Dieu vous visitera, emportez d'ici mes os avec vous. » Le passage de la mer Rouge accompli, Marie, prophétesse, soeur de Moïse et d'Aaron, chanta le cantique d'actions de grâces au Seigneur, qui avait enseveli Pharaon et son armée dans les flots. Le peuple de Dieu entra dans la solitude de Sur, puis il vint à Mara, où Moïse adoucit les eaux amères. De Mara, les Israélites arrivèrent à Elim ; il y avait là douze fontaines. D'Elim ils passèrent à Sin ; ils y murmurèrent contre Moïse et Aaron, regrettant l'abondance de la terre d'Egypte. Dieu envoya la manne, qui tombait le matin comme une rosée, et que l'on recueillait chaque jour. Les Hébreux, partis de Sin, campèrent à Raphidim, où le peuple murmura de nouveau. Moïse, par l'ordre du Seigneur, frappa la pierre d'Oreb avec la verge dont il avait frappé le Nil, et il en sortit de l'eau. Les Amalécites vinrent à Raphidim attaquer Israël : ils descendaient d'Amalec, petit-fils d'Esaü. Esaü, fils d'Isaac, avait été supplanté par son frère Jacob, auquel il avait vendu son droit d'aînesse pour un plat de lentilles. Dans la suite, Dieu voulut que Saül exterminât la race des Amalécites. Josué combattit les ennemis à Raphidim, et remporta la victoire. Moïse priait sur le haut d'une colline, en tenant les mains élevées vers le ciel ; Aaron et Hur lui soutenaient les mains des deux côtés, car Amalec avait l'avantage lorsque les mains de Moïse s'abaissaient de lassitude. De Raphidim, les Hébreux gagnèrent le désert de Sinaï. Moïse alla parler à Dieu, qui l'avait appelé au haut de la montagne : il était accompagné de Josué. Le troisième jour on commença à entendre des tonnerres et à voir briller des éclairs. Une nuée très épaisse couvrit la montagne ; une trompette sonnait avec grand bruit ; Moïse parlait à Dieu, et Dieu lui répondait. Le Seigneur promulgua ses lois au milieu de la foudre ; il donna à Moïse les deux tables du Témoignage, qui étaient de pierre et écrites du doigt de Dieu. Moïse descendit de la montagne avec les Tables. Josué ouït du tumulte dans le camp ; Moïse reconnut que ce n'étaient point les voix confuses de gens qui poussaient leur ennemi, mais les voix de personnes qui chantaient. Pendant l'absence de Moïse, le peuple s'était élevé contre Aaron, et lui avait dit : « Faites-nous des dieux qui marchent devant nous. » Un Veau d'or avait été formé, et les Hébreux l'avaient adoré avec des chants et des danses. Moïse brisa les Tables de la loi et le Veau d'or. Ensuite il se tint à la porte du camp, et dit : « Si quelqu'un est au Seigneur, qu'il se joigne à moi. » Et les enfants de Lévi s'assemblèrent autour de lui. Moïse ordonna à chacun d'eux de passer et de repasser au travers du camp, d'une tente à l'autre, et de tuer chacun son frère, son ami, et celui qui lui était le plus proche ; et il y eut environ vingt-trois mille hommes de tués ce jour-là. Nadab, fils d'Aaron, ayant offert un feu étranger au Seigneur, fut dévoré par le feu du ciel. Caleb et Josué furent les seuls des Hébreux sortis d'Egypte qui entrèrent dans la Terre promise ; Moïse même n'y entra point, et ne la vit que du sommet du mont Abarim. C'est de cette histoire que j'ai tiré le fond de la tragédie de Moïse. Le sujet de cette tragédie est la première idolâtrie des Hébreux ; idolâtrie qui compromettait les destinées de ce peuple et du monde. Je suppose que parmi les causes qui précipitèrent Israël dans le péché, il y en eut une principale. Ici même, dans l'invention, je reste encore fidèle à l'histoire sainte ; toute l'Ecriture nous apprend que les Hébreux furent entraînés à l'idolâtrie par les femmes étrangères. Il suffit de citer l'exemple de Salomon : « Le roi Salomon aima passionnément plusieurs femmes étrangères... Le Seigneur avait dit aux enfants d'Israël : Vous ne prendrez point des femmes de Moab et d'Ammon, des femmes d'Idumée, des Sidoniennes et du pays Héthéen, car elles vous pervertiront le coeur pour vous faire adorer leurs dieux. Salomon servait Astarthé, déesse des Sidoniens, et Moloch, l'idole des Ammonites... Il bâtit un temple à Chamos, l'idole des Moabites. » La tragédie apprendra aux lecteurs quelle est Arzane : je ne sais si l'on a jamais remarqué que Judith, qui cause une si grande admiration aux soldats d'Holoferne, est le premier modèle de l'Armide du Tasse dans le camp de Godefroi de Bouillon. Arzane, reine des Amalécites, environnée de jeunes filles de Tyr et de Sidon, adorant Astarthé et les divinités de la Syrie, m'a mis à même d'opposer des fables voluptueuses à la sévère religion des Hébreux. Les personnes versées dans la lecture des livres saints verront ce que j'en ai imité : elles auront lieu de le remarquer dans le rôle entier de Moïse et dans les choeurs. Le chant de la Courtisane, dans le choeur des Amalécites, est tiré du chapitre VII des Proverbes de Salomon, Victimas pro salute vovi, hodie reddidi vota mea. Le choeur du troisième acte rappelle le XVIIIe psaume, Coeli enarrant gloriam Dei, et le choeur du IVe reproduit le cantique de Marie après le passage de la mer Rouge : Equum et ascensorem ejus dejecit in mare. A Dieu ne plaise que je prétende un seul instant avoir soutenu l'éloquence de l'Ecriture ; je dis ce que j'ai tenté, non ce que j'ai fait. Racine, tout Racine qu'il était a quelquefois été vaincu dans ses efforts, comme l'a remarqué La Harpe. Qu'est-ce donc que moi, chétif, qui ai osé mettre en scène non pas Joad, mais Moïse même, ce législateur aux rayons de feu sur le front, ce prophète qui délivrait Israël, frappait l'Egypte, entrouvrait la mer, écrivait l'histoire de la Création, peignait d'un mot la naissance de la lumière, et parlait au Seigneur face à face, bouche à bouche : Ore ad os loquor ei ? (Num., cap. XII.) Le lieu de la scène est fixé dès les premiers vers de Moïse ; l'exposition vient tout de suite après. Les trois unités sont observées, toutes les entrées et les sorties motivées ; enfin c'est un ouvrage strictement classique. L'auteur en demande de grandes excuses :
Pardonne à sa foiblesse en faveur de son âge.
J'avais autrefois conçu le dessein de faire trois tragédies : la première sur un sujet antique, dans le système complet de la tragédie grecque ; la seconde sur un sujet emprunté de l'Ecriture ; la troisième sur un sujet tiré de l'histoire des temps modernes. Je n'ai exécuté mon dessein qu'en partie : j'ai le plan en prose et quelques scènes en vers de ma tragédie grecque, Astyanax. Saint Louis eût été le héros de ma tragédie romantique ; je n'en ai rien écrit. Pour sujet de ma tragédie hébraïque, j'ai choisi Moïse. Cette tragédie en cinq actes, avec des choeurs, m'a coûté un long travail ; je n'ai cessé de la revoir et de la corriger depuis une vingtaine d'années. Le grand tragédien Talma, qui l'avait lue, m'avait donné d'excellents conseils, dont j'ai profité : il avait à coeur de jouer le rôle de Moïse, et son incomparable talent pouvait laisser la chance d'un succès. La tragédie de Moïse appartenait, par mon contrat de vente, aux propriétaires de mes Oeuvres ; je ne m'étais réservé que le droit d'accorder ou de refuser la permission de la mise en scène. Je résistai longtemps aux sollicitations des propriétaires ; mais enfin, soit faiblesse, soit mauvaise tentation d'auteur, je cédai. Moïse, lu au comité du Théâtre-Français, en 1828, fut reçu à l'unanimité. M. le vicomte Sosthènes de La Rochefoucauld se prêta avec beaucoup de complaisance à tous les arrangements ; H.Taylor s'occupa des ordres à donner pour les décorations et les costumes avec cet amour des arts qui le distingue ; M. Halévy, dont le beau talent est si connu, se voulut bien charger d'écrire la musique nécessaire, et les choeurs de l'Opéra se devaient joindre à la Comédie-Française pour l'exécution de la pièce telle que je l'avais conçue. Plusieurs personnes désiraient encore voir donner Moïse, afin d'essayer une diversion en faveur de cette pauvre école classique, si battue, si délaissée, à laquelle je devais bien quelque réparation, moi l'aïeul du romantique par mes enfants sans joug, Atala et René. Ces personnes espéraient quelque succès dans la pompe du spectacle du Moïse, la multitude des personnages le contraste des choeurs, la manière dont ces choeurs (marquant le midi, le coucher du soleil, le minuit, le lever du soleil) se trouvent liés à l'action. Je pense moi-même, et je puis le dire sans amour-propre, puisqu'il ne s'agit que d'un effet tout matériel, indépendant du talent de l'auteur, je pense que la descente de Moïse du mont Sinaï, à la clarté de la lune, portant les Tables de la loi ; que le choeur du troisième acte avec sa double musique, l'une lointaine dans le camp, l'autre grave et plaintive sur le devant de la scène ; que le choeur du quatrième acte, groupé sur la montagne au lever de l'aurore ; que le dénouement en action amené par le sacrifice ; que les décorations représentant la mer Rouge au loin, le mont Sinaï, le désert avec ses palmiers, ses nopals, ses aloès, le camp avec ses tentes noires, ses chameaux, ses onagres, ses dromadaires ; je pense que cette variété de scènes donnerait peut-être à Moïse un mouvement qui manque trop, il en faut convenir, à la tragédie classique. Une autre innovation que je conseillais pouvait encore ajouter à cet intérêt de pure curiosité : selon moi, les choeurs doivent être déclamés et non chantés, soutenus seulement par une sorte de mélopée, et coupés par quelques morceaux d'ensemble de peu de longueur ; autrement, vous mêlez deux arts qui se nuisent, la musique à la poésie, l'opéra à la tragédie. Ainsi, par exemple, la prière du troisième choeur,
N'écoute point, dans ta colère,
O Dieu ! le cri de ces infortunés !
me semblerait d'un meilleur effet débitée que chantée.
Quoi qu'il en soit de mes faiblesses et de mes rêves, aussitôt que l'on sut que Moïse allait être joué, des représentations m'arrivèrent de toutes parts : les uns avaient la bonté de me croire un trop grand personnage pour m'exposer aux sifflets ; les autres pensaient que j'allais gâter ma vie politique et interrompre en même temps la carrière de tous les hommes qui marchaient avec moi. Quand j'aurais fait Athalie, le temps était-il propre aux ouvrages de cette nature, aux ouvrages entachés de classique et de religion ? Le public ne voulait plus que des violentes émotions, que des bouleversements d'unités, des changements de lieux, des entassements d'années, des surprises, des effets inattendus, des coups de théâtre et de poignard. Que serait-ce donc si, menacé même pour un chef-d'oeuvre, je n'avais fait, ce qui était possible et même extrêmement probable, qu'une pièce insipide ? Car enfin, puisque j'écrivais passablement en prose, n'était-il pas évident que je devais être un très méchant poète ? Les considérations qui ne s'appliquaient qu'à moi m'auraient peu touché : je n'avais aucune envie d'être président du conseil, et la liberté de la presse m'avait aguerri contre les sifflets ; mais quand je vis que d'autres destinées se croyaient liées à la mienne, je n'hésitai pas à retirer ma pièce : si je fais toujours bon marché de ma personne, je n'exposerai jamais celle de mes voisins. La fortune, qui s'est constamment jouée de mes projets, n'a pas même voulu me passer une dernière fantaisie littéraire. Je ne puis plus attendre une occasion incertaine et éloignée de voir jouer Moïse. Que de trônes auront croulé avant qu'on soit disposé à s'enquérir comment Nadab prétendait élever le sien ! Moïse ne m'appartient pas ; il a dû entrer dans la collection de mes Oeuvres, qu'il était plus que temps de compléter. On lira donc cette tragédie, si on la lit, dans la solitude et le silence du cabinet, au lieu de la voir environnée des prestiges et du bruit du théâtre ; c'est la mettre à une rude épreuve : si elle était jouée après avoir été imprimée, elle aurait perdu son plus puissant et peut-être son seul attrait, la nouveauté.
Nadab, seul.
Il regarde quelque temps autour de lui, comme pour reconnaître les lieux où il se trouve.
A la porte du camp, sous ces palmiers antiques,
Où des vieillards hébreux les sentences publiques
Des diverses tribus terminent les débats,
Par quel nouveau sentier ai-je égaré mes pas ?
Après un moment de silence, en s'avançant sur la scène.
Silencieux abris, profonde solitude,
Ne pouvez-vous calmer ma noire inquiétude ?
Soulève enfin, Nadab, ton oeil appesanti ;
Vois les fils de Jacob au pied du Sinaï,
Le désert éclatant de miracles sans nombre,
La colonne à la fois et lumineuse et sombre,
L'eau sortant du rocher, des signes dans les airs,
Dieu prêt à nous parler du milieu des éclairs :
Prétends-tu, sourd au bruit de la foudre qui gronde,
Coupable fils d'Aaron, changer le sort du monde ?
Mais que te fait, Nadab, le Seigneur et sa loi ?
Le monde et les Hébreux ne sont plus rien pour toi.
Il s'approche du cercueil de Joseph.
Ma main aux bords du Nil déroba cette cendre ;
Je pouvois sans rougir alors m'en faire entendre.
O Joseph ! fils aimé, qui dors dans ce tombeau,
A l'épouse du roi toi qui parus si beau,
Rends mon coeur moins ardent, ou ma voix plus puissante,
Ou donne-moi ton charme, ou ta robe innocente !
De Joseph retrouvé je n'ai point la grandeur,
Mais de Joseph perdu j'ai l'âge et le malheur.
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Février-2002